C’est véritablement à un événement d’envergure nationale auquel a droit la région de Portneuf, en ces premières semaines de la saison automnale. Ce rendez-vous culturel unique a pris forme dans l’atmosphère à la fois feutrée et apaisante du Moulin Marcoux à Pont-Rouge.
Afin de respecter un engagement pris en 2022, Pontbriand, joaillier-orfèvre de Neuville, a mis en scène la rencontre de trois acteurs majeurs de l’histoire artistique du Québec : Nelligan, le poète dont l’œuvre a marqué la poésie canadienne-française, Jean-Paul Ladouceur, l’un des plus grands aquarellistes du Québec et Paul Moore, un moine capucin, expert en sérigraphie.
La principale instigatrice de l’exposition, Hélène Gagnon, souligne que cet événement constitue une belle page de notre patrimoine artistique. Photo : Pierre Paquet
Genèse du projet
En 2022, Pontbriand, joaillier-orfèvre, est devenu légataire d’une œuvre colossale à laquelle Jean-Paul Ladouceur et Paul Moore ont consacré quatre années d’un travail plus que minutieux afin de réaliser – à quatre mains, pourrait-on dire −, 99 coffrets comprenant chacun 10 sérigraphies, résultant de la transposition d’autant d’aquarelles inspirées du poème La Romance du vin du grand Nelligan.
Hélène Gagnon raconte : » Dans le contexte où il vidait son atelier de sérigraphie à la Maison mère des Capucins à Limoilou, notre ami Paul Moore − qui est tout de même âgé de 91 ans − nous a demandé de diffuser et faire apprécier cette œuvre méconnue. Martin Pontbriand et moi avons accepté cette responsabilité. L’exposition au Moulin Marcoux permet d’honorer cette promesse « . Par le fait même, la maison Pontbriand s’est vu confier la garde des quelques coffrets restants de cette œuvre majeure.
Émile Nelligan Photo : BAnQ
Nelligan en couleurs et en chansons
Émile Nelligan fut assurément l’un des plus grands poètes québécois. On considère que c’est par son œuvre qu’est née la poésie québécoise moderne, car, par l’exploration de sa vie intérieure, il a rompu avec la traditionnelle poésie patriotique.
Né en 1879, il est interné à l’âge de 19 ans dans une maison de repos. Il aura donc écrit toute son œuvre en un peu plus de trois ans, puisque la publication de son premier poème date de juin 1896, alors qu’il n’avait que 16 ans. Il sera transféré à l’asile Saint-Jean-de-Dieu alors qu’il n’a que 26 ans. Il y mourra en 1941, quelques semaines avant d’atteindre l’âge de 62 ans.
Faire revivre La Romance du vin
Dans son livre L’École littéraire de Montréal (Éditions Albert Lévesque, 1935), le critique littéraire Jean Charbonneau relate que » le 26 mai 1899, lors d’une séance publique de l’École, Nelligan fait la lecture de trois poèmes… [dont] La Romance du vin qui est accueilli avec enthousiasme et reste gravé dans la mémoire collective : » Lorsque le poète, crinière au vent, l’œil enflammé, la voix sonore, clama ces vers vibrants de sa » Romance du Vin « , ce fut un délire dans toute la salle. Des acclamations portèrent aux nues ces purs sanglots d’un grand et vrai poète. » Deux mois et demi après ce triomphe, Nelligan est interné à la maison de santé Saint-Benoît; diagnostic : » démence précoce « .
Jean-Paul Ladouceur, le parcours d’un bourreau de travail
L’aquarelliste Jean-Paul Ladouceur fait partie de ces créateurs qui portent une véritable dévotion à la création artistique, au point de devenir des bourreaux de travail.
Bien que le milieu artistique retienne d’abord son influence majeure en aquarelle, Ladouceur a aussi été décorateur, réalisateur et directeur de films d’animation. De 1943 à 1952, il aura œuvré à l’Office national du film, notamment comme illustrateur. Aussi, on retrouve ses illustrations dans la première édition des » Cahiers de la bonne chanson » de l’abbé Charles-Émile Gadbois. En 1952 et 1953, il réalisera l’émission pour enfants » Pépinot et Capucine « , en plus de travailler à Radio-Canada en tant que concepteur de décors, de marionnettes et d’accessoires.
Se consacrer enfin à l’aquarelle
Pendant les vingt dernières années de sa vie, Jean-Paul Ladouceur s’est consacré à la peinture et à l’enseignement de l’aquarelle. À son décès en 1992, il avait cumulé plus de 55 années de travail en illustration et autres formes d’arts visuels.
En 1979, Ladouceur signe à l’aquarelle les illustrations d’une édition de luxe du roman Un homme et son péché. Il aura aussi illustré une édition de Menaud, maître-draveur, et ce, après avoir complété l’œuvre monumentale de l’album sérigraphié La Romance de vin, d’Émile Nelligan.
Sérigraphie intitulée Mélopée.
« Ô le beau soir de mai! le joyeux soir de mai Un orgue au loin éclate en froides mélopées ; Et les rayons, ainsi que de pourpres épées, Percent le cœur du jour qui se meurt parfumé ». Photo : Offerte par Pontbriand, joaillier-orfèvre.
La Romance du vin
François Ladouceur, fils de Jean-Paul, a créé le site ladouceur.ca qui se veut un outil de référence sur la vie et la carrière de son père.
On y apprend qu’en 1990, le grand aquarelliste commence » un nouvel ouvrage de collection basé sur le poème La romance du vin, à l’occasion du 50e anniversaire de la mort du poète Émile Nelligan « .
Le fils explique que dans la création de ces nouvelles images, son père » libère sa main pour qu’elle s’exprime en formes gracieuses… et délimite en courbes élégantes les espaces colorés qui constituent les dessins « .
Ainsi, Ladouceur produit une aquarelle inspirée par chacun des quatrains du poème. Puis, il confie ses neuf aquarelles à son ami sérigraphe Paul Moore.
Sérigraphie intitulée Brouillard.
« Je suis gai! je suis gai! Vive le vin et l’Art!…
J’ai le rêve de faire aussi des vers célèbres,
Des vers qui gémiront les musiques funèbres
Des vents d’automne au loin passant dans le brouillard ». Photo : Offerte par Pontbriand, joaillier-orfèvre.
Une grande valeur picturale
Aux yeux d’Hélène Gagnon, les sérigraphies réalisées par Paul Moore revêtent une grande valeur picturale : » La sérigraphie est une technique très minutieuse. Il fallait avoir l’expérience d’un maître sérigraphe comme Paul Moore pour arriver à si bien réaliser chacune des couleurs « . Rappelons que la sérigraphie exige de travailler une couleur à la fois. Par conséquent, on ne retrouve sur le tableau que des couleurs unies.
La Romance du vin… aussi en chansons
Quiconque a déjà récité les premiers vers de Soir d’hiver (Ah! Comme la neige a neigé, Ma vitre est un jardin de givre…) sait que la musicalité des vers constitue l’un des aspects remarquables de la poésie de Nelligan. Conséquemment, un auteur-compositeur et interprète comme Aubert Tremblay ne pouvait que s’en montrer inspiré. Il a donc monté un spectacle au cours duquel il présente neuf chansons, chacune inspirée d’un quatrain de La Romance du vin.
M. Tremblay raconte : » J’ai fait une démarche semblable à celle de l’aquarelliste Ladouceur. J’ai repris les neuf quatrains du poème et je me suis demandé quelle chanson serait exactement dans l’esprit de chacun de ces quatrains « .
Ce spectacle tout en harmonie, Aubert Tremblay l’a présenté le 26 septembre, lors du vernissage de l’exposition au Moulin Marcoux. Tremblay, à la guitare, était accompagné de l’harmonieuse voix de Nicole Aubert et par la contrebasse d’Olivier Garand dont les notes ajoutaient de la chaleur à la performance musicale principale. Enfin, un peu à la manière que l’a probablement fait Nelligan le soir du 26 mai 1899, Daniel Huot a lu avec fougue les neuf quatrains de La romance du vin.
Sérigraphie intitulée Mépris.
« C’est le règne du rire amer et de la rage De se savoir poète et l’objet du mépris, De se savoir un cœur et de n’être compris Que par le clair de lune et les grands soirs d’orage! Photo : Offerte par Pontbriand, joaillier-orfèvre.
Œuvres de fins de parcours
Les quatre années qu’aura consacrées Jean-Paul Ladouceur – dans un travail en symbiose avec celui de Paul Moore – à produire les 99 coffrets numérotés contenant les neuf sérigraphies ainsi que le texte calligraphié de La romance du vin s’inscrivent dans la fin de parcours de cet artiste puisqu’il est décédé en novembre 1992. Émile Nelligan a quant à lui déclamé La Romance du vin – avec très grande émotion, on peut facilement l’imaginer – quelques semaines seulement avant son premier internement, donc de la fin de sa vie d’homme libre de ses allées et venues.
Aubert Tremblay a monté un spectacle au cours duquel il présente neuf chansons, chacune inspirée d’un quatrain de La Romance du vin. Photo : Vues de Neuville.
Un grand moment culturel dans Portneuf
En fin d’entrevue, la principale instigatrice de l’exposition, Hélène Gagnon, souligne que cet événement constitue » une belle page de notre patrimoine artistique. Que ça se passe au Moulin Marcoux, qui est un monument historique classé, nous permet de réaliser un projet très riche et très beau. On est privilégiés d’avoir cette exposition qui n’a été présentée qu’une seule fois par le passé, soit lors de son lancement en 1991 « . Notons que l’exposition se déroule jusqu’au 22 octobre, selon l’horaire régulier du Moulin Marcoux.